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Photo du rédacteurRachel Doherty

Le loup-garou louisianais dans la culture populaire et dans la poésie contemporaine (Rachel Doherty)

Une figure folklorique plongée dans les ténèbres, le loup-garou de la Louisiane occupe néanmoins une place visible dans la culture populaire actuelle. Il a inspiré un festival d’Halloween annuel dans la ville de Houma. Des entreprises ainsi que des produits artisanaux portent son nom. Il y a, pourtant, peu de documentation ethnographique témoignant de sa légende. Malgré cette lacune dans la littérature scientifique, le loup-garou est devenu, à partir de la fin du 20e siècle, un emblème de la francophonie louisianaise, un symbole de l’expression de la créolité et de la cadiennité dans une société majoritairement anglophone. Ce monstre légendaire fait également l’objet d’un mouvement poétique francophone.


Une académie d'arts martiaux mixtes en Louisiane (Crédit photo : Clint Bruce)

Sa version poétique est un lycanthrope, c’est-à-dire un homme qui se transforme en loup. Dans la tradition orale des Cadiens, des Créoles et des Houmas - une nation autochtone - , le loup-garou ne se présente jamais comme un loup. Il s’agit tantôt, voire souvent, d’un homme condamné à se métamorphoser en chien ou en d’autres animaux, tantôt d'un être fantomatique. La culture francophone de la Louisiane est créolisée, hybride, composée des contributions de groupes de plusieurs origines en plus de la France. Les loups-garous de la poésie francophone contemporaine revendiquent cette créolité. Cependant, le caractère des loups-garous poétiques distingue ceux-ci de leurs homologues folkloriques, surtout parce que ces personnages s’identifient comme des loups.


Les auteur·e·s composant le cercle des poètes lycanthropiques écrivent dans un français vernaculaire et, de plus, figurent parmi « les premiers à oser écrire dans cette langue[1] ». Si le loup-garou littéraire est un construit symbolique fonctionnant comme outil d’autoréflexion, sa place dans la tradition orale se caractérise par la marginalité. Dans presque toutes les légendes, il est silencieux. « “Werewolvesˮ on Bayou Lafourche », un article publié en 1968, demeure l’une des seules études ethnographiques de la légende du loup-garou[2]. Les auteurs constatent que, selon les témoignages, une personne qui croise un loup-garou doit garder secrète cette expérience. À la différence du folklore, les poètes adoptent le point de vue du loup-garou. David Cheramie rend hommage aux poètes lycanthropiques dans « Il y a des loups dans mon pays ». Cet écrivain contemple le silence du loup-garou, tout en lançant un appel direct de se débarrasser du rôle folklorique du monstre obscur :


Il y a des loups

dans mon pays,

Ils se lèvent la nuit

Pour écrire leur poésie…

hantés par le secret

pleins de regret…

Déchire, déchiquette,

maraude encore.

Fais saigner le verbe

de son folklore.[3]


Dans la structure typique de la légende, le loup-garou ne parle guère; toute connaissance du monstre dérive plutôt d’une rumeur d’une rencontre racontée par une personne ayant croisé un loup-garou. Afin de doter le loup d’une voix, les poètes franco-louisianais puisent dans l’imagination individuelle ainsi que collective. Pour que le loup prenne enfin la parole, les poètes critiquent une tradition de discrétion extrême et du refoulement du tabou.


La littérature ethnographique louisianaise

Avant l’étude de 1968, le loup-garou ne paraissait que dans la littérature journalistique et populaire. Sarrazin et les auteurs de « “Werewolvesˮ on Bayou Lafourche » affirment que le loup-garou est une légende « Cajun », une référence qui, surtout à l’époque et dans cette région, désigne les personnes blanches francophones et non pas forcément les descendants des Acadiens[4]. Près de la moitié des récits suivent une structure simple : une créature approche quelqu’un la nuit de façon menaçante, mais son attaque n’est pas mortelle.


Le seul élément présent dans l’ensemble du répertoire est le désensorcellement par blessure du loup-garou[5]. Les auteurs constatent que le loup-garou, ou « rou-garou » d’après la prononciation dans la région[6], est un homme possédé par le diable, capable de se transformer en animal, typiquement en chien qui rôde la nuit à la recherche d’un passant qui puisse le désensorceler en lui infligeant une blessure; dès que l'animal reprend sa forme humaine, le passant découvre qu’il connaît le loup-garou, mais il lui est interdit de parler de l’incident de peur de subir lui-même la malédiction. Cette définition n’est pas tout à fait juste. Un informateur du Bayou Lafourche décrit le loup-garou comme un fantôme, une histoire que l’on raconte aux enfants pour leur faire peur[7]. Un homme du village de Raceland explique que le loup-garou est un être qui ne fait aucun mal aux enfants, mais qui sert à leur faire des reproches[8]. D’autres personnes disent qu’un loup-garou peut être un chat ou n’importe quel animal[9], ou même un monstre-chimère[10].


Quelques informateurs indiquent que la malédiction de la lycanthropie serait provoquée par un grave péché[11]. D’après un informateur du Bayou Lafourche, lors d’une rencontre avec un loup-garou un homme de la région a tiré sur le monstre avec l’intention de faire tomber sa malédiction, de le délivrer des diables. Dans la majorité des récits, le loup-garou de même que les humains qui le rencontrent ou entendent parler de sa légende, veulent absolument que le loup-garou soit sauvé.

Le loup-garou dans la culture populaire

Gumbo Ya-Ya, un ouvrage des années 1940, répertorie certaines croyances populaires en Louisiane. Ce livre est le résultat d’un long projet d’entretiens du Federal Writers’ Project, un programme du gouvernement américain de l’ère de la Grande Dépression dont l’objectif était d’embaucher des écrivains[12]. Ces auteurs présentent un loup monstrueux, des « horrible wolf-things » couverts de poils avec des yeux rouges, des nez pointus[13]. Pour assurer leur transformation en loups, les gens maudits se couvrent d’une graisse, « some voodoo grease », et se réunissent lors de bals nocturnes au bord du Bayou Goula[14]. Ils chevauchent des chauves-souris géantes et plongent dans les cheminées de leurs victimes dont ils sucent le sang afin de leur imposer la lycanthropie[15].


Une œuvre de fiction paraît emprunter quelques détails à Gumbo Ya-Ya, mais sa représentation visuelle du loup-garou est plutôt conforme à la tradition orale d’un chien métamorphe. The Loup-Garou of Côte Gelée de Morris Raphael est un livre jeunesse dont l’illustrateur est l’artiste George Rodrigue[16]. L’œuvre a paru en 1990, à peu près à la même époque où Rodrigue, un peintre, avait commencé à consacrer la majorité de ses tableaux à l’image d’un chien bleu, sujet qui deviendrait son obsession[17]. Cette caractérisation semble provenir d’un mélange de la tradition orale et des descriptions dans Gumbo Ya-Ya.


Les origines ataviques du loup-garou louisianais

L’historienne N.E.S. Griffiths rappelle que les régions françaises qui ont contribué le plus significativement au peuplement de la Nouvelle-France se situent dans la France occidentale : la Normandie, la Bretagne, le Poitou, la Saintonge, l’Angoumois, la Marche, le Limousin et le Périgord[18]. Il existe déjà énormément d’études sur la légende du loup-garou médiéval et moderne en France[19]. Bien qu’il y ait des textes qui se concentrent sur une prépondérance de légendes surnaturelles dans des régions près de celles d'où les colons proviendraient en masse, surtout dans la Vienne et le Berry[20], il y a tant d’autres exemples de littérature, de légendes et de procès de lycanthropie de partout en Europe qu’il serait abusif de suggérer que les premiers habitants francophones d’Amérique du Nord auraient importé un imaginaire davantage imprégné de lycanthropie que d’autres peuples. Cependant, il paraît qu’au niveau linguistique, les descendants de ces francophones qui se sont installés en Louisiane favorisent le terme « loup-garou », qu'ils appliquent à une variété de figures métamorphes.


Les légendes louisianaises sont créolisées, composées d’une combinaison de cultures d’origine. Malgré la ségrégation raciale du milieu du 20e siècle, les traditions orales des Louisianais se fusionnaient. La férocité et la magie noire du loup-garou viennent autant des traditions européennes que de n’importe quelle autre légende d’origine. Une description dans Gumbo Ya-Ya et une légende rapportée dans « “Werewolves” on Bayou Lafourche » retiennent des éléments d’une légende haïtienne : mettre du sel sur un loup-garou le force à enlever sa peau de loup et, par après, la personne s’enfuit[21]. Patricia Perrin raconte une histoire semblable aux autres récits dans la collecte de légendes du Bayou Lafourche, mais, comme le notent les auteurs, elle n’emploie pas le terme « loup-garou » dans son témoignage[22]. Elle est, pourtant, la seule personne qui décrit le monstre comme un loup. Dans cette histoire, chaque nuit, une femme enlève sa peau pour révéler un corps de loup, puis elle sort de sa maison par la cheminée. Une nuit, son mari voit sa transformation et elle lui demande de mettre du sel dans sa peau, et à la suite de ce désenchantement, elle ne se transformera jamais encore.

Au milieu du 20e siècle, George Eaton Simpson a recueilli en Haïti une légende presque identique à celle de Patricia Perrin, mais le personnage dans ce récit s’appelle un loup-garou[23]. Un homme, soupçonneux de sa femme, veille une nuit pour l’observer. Il voit sa métamorphose, grâce à une potion, par laquelle elle enlève sa peau et sort de la maison en passant par le plafond. Il met du sel et des épices sur sa peau et le lendemain, lorsqu’elle tente de revêtir cette dernière, elle meurt. En Louisiane, à la Pointe Coupée, Rémi Lavergne a recueilli en 1930 une histoire d’un feu-follet avec une structure et des motifs similaires au récit haïtien et à la légende racontée par Patricia Perrin. Son interlocuteur était Frank Terrance, un homme noir âgé de 65 ans qui a raconté la légende en créole[24]. Cette légende présente aussi un couple qui se couche la nuit de leurs noces. L’époux note des changements physiques bizarres chez sa femme.


Quand vieux n’homme la vini pou coucher li voi vieux femme la té pis pareil. Li té semblait droll. Le té pas gin chévé ni dent, li té oté tous ça… Ça fait li té connin so femme s’était ein fifolé. Pi la li prend di poive et di sel et li mette en la peau la pis li mette la peau embas ein bloc où vieux femme té quitté li[25].


À l’instar du « loup » dans la légende racontée par Perrin, le feu-follet n’est pas un loup-garou, mais un monstre métamorphe complètement différent.


Les tensions conjugales dans ces légendes reflètent l’élément perturbateur dans À cette heure la louve, recueil de poésie de l’écrivaine créole Deborah Clifton, paru en 1999. L’incompatibilité des valeurs entre la poète et son époux est un thème récurrent. Chez la louve-garou, une contemplation de son héritage mixte la pousse à faire face aux difficultés de communication dans son couple.


Si tu pourrais réussir à m’aimer, moi la sauvagesse, tu serais plus à l’aise avec le sauvage que t’es toi-même.

Aimer la sauvagesse te permettrait de garder ta propre nature à une distance hygiénique du masque du Blanc que t’essaies de porter ; ton masque qui va craquer la minute que tu te regardes dans mon mirroir [sic].

Alors, ne me demande pas pourquoi je rôde avec des loups[26].


La louve perturbe son mari en raison de ses pouvoirs de transformation et de sa férocité. Cette louve créole s’identifie comme un loup-garou. Ses loups à elle sont des lycanthropes dont les caractéristiques principales relèvent du folklore européen : la transformation des personnes en loups grâce à la magie hérétique. Or, comme l’époux du feu-follet, et tout comme l’époux de la louve-garou haïtienne, les tentatives de désensorceler sa femme lui sont nuisibles. Puisqu’elle incorpore plusieurs éléments des folklores convergeant en Louisiane, la louve créole de Deborah Clifton constitue le meilleur exemple de l’intersection des tensions postcoloniales pour les Louisianais depuis l’avènement de l’américanisation.


Conclusion

Dans le contexte actuel, de nouvelles enquêtes sur le loup-garou pourraient enrichir l’ethnographie louisianaise et remplir sans doute la lacune au niveau de la classification régionale de la légende. La prise de parole simultanée du monstre fictif et de l’écrivain réel constitue une réinterprétation d’une légende à la fois familière et obscure. Quoique l’image du monstre paraisse répandue, la tradition orale et la poésie sont les domaines les plus révélateurs de sa variabilité inhérente.


- Rachel Doherty


RÉFÉRENCES [1] Barry Ancelet, « L’exception cadienne et créole de la Louisiane », Québec français, no 154, 2009, p. 79. [2] Jean Sarrazin, Laura Krauss et Donald Krintzman, « “Werewolves” on Bayou Lafourche », Louisiana Folklore Miscellany, vol. 2, no 4, 1968, p. 34-44. [3] David Cheramie, Lait à mère, Moncton, Éditions d’Acadie, 1997, p. 18. [4] Cécyle Trépanier, « The Cajunization of French Louisiana: Forging a Regional Identity », The Geographical Journal, vol. 157, no 2, 1991, p. 168. [5] Ancelet, op. cit., p. 159-60; Lindahl et al., op. cit., p. 271 et p. 275-77; Sarrazin et al., op. cit., p. 34-44. [6] D’autres chercheurs notent une corruption identique dans la francophonie nord-américaine hors Québec. Voir Richard M Dorson, « Aunt Jane Goudreau, Roup-Garou Storyteller », Western Folklore, vol. 6, no 1, 1947, p. 13-27; et Pamela V. Sing, « Un texte construit au travers de cultures, langues, frontières, genres et médias : le “Loup-rougarou” de Lise Gaboury-Diallo », Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 25, nos 1-2, 2013, p. 43-58. [7] Sarrazin et al., op. cit., p. 38. [8] Loc. cit. [9] Sarrazin et al., op. cit., p. 38-39. [10] Ibid., p. 41. [11] Ibid., p. 39. [12] Ronnie W. Clayton, « The Federal Writers’ Project for Blacks », Louisiana History: The Journal of the Louisiana Historical Association, vol. 19, no 3, 1978, p. 327-329. [13] Lyle Saxon, Edward Dreyer et Robert Tallant, Gumbo Ya-Ya: A Collection of Louisiana Folk Tales, Gretna, Pelican Publishing Company, 1988, 1ère éd. 1945, p. 191. [14] Loc. cit. [15] Loc. cit. [16] Morris Raphael, The Loup-Garou of Côte Gelée, Illustrations George Rodrigue, Detroit, Harlo Press, 1990. [17] Wendy Rodrigue, « Blue Dog: The Ghost of Tiffany, 1990-1992 », Musings of an Artist’s Wife, wendyrodrigue.com, 1 novembre 2009. [18] Griffiths, N.E.S., From Migrant to Acadian: A North American Border People, Montréal, McGill, 2005, p. 4. [19] Voir Milin, Gaël, Les chiens de Dieu : la représentation du loup-garou en Occident (XIe – XXe siècles), Brest, Centre de recherche Bretonne et Celtique, 1993; Ménard, Philippe, « Les histoires de loup-garou au Moyen Age », Symposium in honorem Martín de Riquer, Barcelone, 1986, Universidad de Barcelona, Departamento de Filología románica, Edicions dels Quaderns Crema, p. 209-238; Sébillot, Paul, Le Folk-lore de France, Paris, Guilmoto, 1904; Summers, Montague, The Werewolf in Lore and Legend, Mineola, Dover, 2003. [20] Ellenberger, Henri, « Le monde fantastique dans le folklore de la Vienne », Nouvelle Revue Des Traditions Populaires, 1.5, 1949, p. 407-435. Voir aussi Auguet, Roland, production, « Histoire du loup-garou entre lycanthropie savante et croyances populaires », Les nuits de France Culture, première diffusion 3-2-1981. [21] Saxon et Sarrazin, op. cit. [22] Sarrazin op. cit. [23] Simpson, George Eaton, « Loup Garou and Loa Tales from Northern Haiti », The Journal of American Folklore. 55.218, 1942, p. 219-27. [24] Rémi, Lavergne, A Phonetic Transcription of the Creole Negro’s Medical Treatments, Superstitions, and Folklore in the Parish of Pointe Coupée. Louisiana State University, 1930, p. 7, mémoire de maîtrise, microfiche, Bibliothèque ULL Dupré. [25] Lavergne, op. cit. [26] Clifton, Deborah J., À cette heure la louve. Moncton, Éditions Perce-Neige, 1999, p. 51.

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