top of page
  • Photo du rédacteurMathieu Wade

Regards et réformes de l’ancrage territorial de l’Acadie dans le monde (Mathieu Wade)

Je propose de prendre au pied de la lettre l’invitation qui nous est lancée dans le cadre de ce vaste projet multidisciplinaire, à savoir de repenser l’Acadie dans le monde. Plus précisément, je m’intéresse à la manière dont l’Acadie s’inscrit dans le territoire, dont elle occupe physiquement l’espace, dont elle se pense et s’ancre matériellement dans le monde.


En 2014, lors de la Convention de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, la pleine municipalisation du territoire était hissée au rang de première priorité nationale par les délégués. En 2021, il revient à Daniel Alain, seul député et ministre acadien du gouvernement de Blaine Higgs, de mener une très attendue et controversée réforme de la gouvernance locale. Le territoire municipal figure donc bel et bien sur le radar acadien, mais dans ce texte, j’aimerais démontrer comment cet espace s’inscrit dans un long courant de pensée en Acadie, et comment cet héritage oriente involontairement le regard.


Carte des territoires incorporés et des espaces habités au Nouveau-Brunswick. (Carte produite par l’auteur à partir de données tirées de www.snb.ca/geonb1)

Pour la province, ce problème devait être passager. Les centaines de localités orphelines rassemblées au sein de districts de services locaux (DSL), et qui étaient soit trop petites pour s’incorporer, soit réfractaires à se doter de structures de gouvernance locale, étaient, pensait-on au gouvernement à l’époque, vouées à disparaitre avec l’inexorable urbanisation de la province[ii]. Entre temps, le déficit démocratique que représentaient les DSL - sans élus et sans contrôle local sur l’aménagement du territoire - était bien compris par la société civile acadienne. Dès 1975, la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick faisait paraitre un mémoire sur la pleine municipalisation dans le cadre d’une consultation lancée par le gouvernement de Richard Hatfield. Un demi-siècle plus tard, la situation n’a que très peu changé, et tant le milieu associatif que le milieu de la recherche universitaire font de la municipalisation un enjeu national, alors que la population, elle, ne semble pas s’enthousiasmer pour cette question. Depuis 2000, seuls 9 nouveaux territoires se sont incorporés et de nombreux plébiscites ont été remportés par les opposants à l’incorporation (Rogersville, Notre-Dame, Lamèque et Miscou, Petit-Rocher, Atholville).


Les raisons de ces échecs sont nombreuses et complexes et mon objectif n’est pas d’aborder frontalement la question des regroupements et des dispositifs qui encadrent le processus (pour des analyses fines de ce processus, voir Michelle Landry et Julie Guillemot). Je propose plutôt de prendre cette situation comme un prétexte pour interroger, plus globalement, le rapport de l’Acadie à la question municipale.

Le territoire : un projet national ou une expérience ethnique ?

Peuple sans État, l’Acadie n’est pas pour autant sans territoire. Seulement, ce territoire prend la forme d’un archipel de localités plus ou moins contiguës selon les régions. L’Acadie est locale. Mais malgré cette centralité du local, les réflexions sur l’aménagement du territoire et, plus spécifiquement sur la forme de l’espace acadien demeurent embryonnaires pour ne pas dire inexistantes. On recense dans la littérature une abondance de références au territoire, mais elles se divisent en deux camps qui ont en commun de ne pas réfléchir à la production de l’espace : le territoire national et le territoire ethnique.


Le territoire national

Le territoire occupe une place tout à fait singulière en Acadie. Il est au cœur d’une tragédie originelle - l’arrachement territorial que fut la Déportation - et d’une entreprise d’abord familiale et communautaire, puis, plus tard, d’un projet proprement national de colonisation allant des années 1760 aux années 1960. Les nombreuses communautés créées pendant ces deux siècles s’inscrivant dans la trame du nationalisme traditionaliste de la Renaissance et forment le socle territorial de l’Acadie contemporaine.

Voici quelques exemples de monographies.

Les monographies paroissiales sont en effet un genre important en Acadie. On en compte des dizaines rédigées au cours du 20e siècle. Et je crois qu’on peut effectivement affirmer qu’il s’agit d’un genre, dans le sens littéraire du terme. La quasi-totalité de ces ouvrages obéissent à une trame commune : description géographique du territoire avant la colonisation, premiers colons, mode de vie des premiers colons, industries, vie associative, religion, personnalités notoires.


S’inscrivant dans la trame du nationalisme de la Renaissance, ces monographies tendent à vanter l’exploit des pionniers et à faire de l’existence même de la localité ou de la paroisse une fin en soi, un succès.


Marcel-François Richard a mieux que quiconque exprimé ce qu’on pourrait appeler la quête d’un territoire national acadien. Dans son discours inaugural de la Convention nationale acadienne de 1881, il fait de l’expansion territoriale une priorité :

«Partout les forêts ont été abattues par les bras des Acadiens, et sur ce sol si vaillamment défriché, nous avons imprimé avec nos sueurs le souvenir ineffaçable de notre génie colonisateur. Restons dans ces nobles traditions, étendons encore le domaine de la patrie. Nous devons faire pour nos descendants ce que nos pères ont fait pour nous, nous emparer de tous ces territoires encore inoccupés»[iii].

Le territoire national consiste à établir une frontière identitaire infra-étatique, en l’absence d’État propre. Il s’agit de tailler, à l’intérieur d’un territoire politique où l’Acadie demeure minoritaire, des localités, des paroisses qui porteront le sceau de la nation, qui serviront de lieu de vie pour la collectivité. En l’absence de frontières politiques, l’occupation d’un territoire devint une fin en soi, souvent au détriment de réflexions sur sa gouvernance, son aménagement, sa forme.


C’est dans cette conception nationale du territoire que s’inscrivent certains travaux universitaires[iv]. C’est également cette vision qui sous-tend le projet de pleine municipalisation promu par le milieu associatif acadien, notamment depuis la Convention de 2014. Après la colonisation des territoires inoccupés au 19e siècle, la pleine municipalisation des communautés acadiennes au 21e.


Le territoire ethnique

Si le territoire national a historiquement concordé, dans le discours du moins, avec la ruralité, le village et le hameau, l’urbanisation a amené les Acadien•e•s à s’établir dans des villes majoritairement anglophones. Ces territoires ne s’inscrivent pas dans le projet nationaliste au même titre que les localités présentées plus haut[v]. Leur fondation et leurs activités sont directement liées à l’empire britannique et les acadiens y jouent un rôle de figurants, plus que de protagonistes. Au sein de ces territoires, la tendance dans la littérature a été d’isoler les acteurs et actrices, les institutions et les mobilisations

Vincent, Guy (2003), « Le paradoxe du français à Moncton : fragilité et force économique? Le cas du quartier Sunny Brae », Francophonies d’Amérique, 16, p. 143.

spécifiquement acadiennes. Que l’on pense à la trilogie de Greg Allain et de Maurice Basque sur les Acadiens de Fredericton[vi], Miramichi[vii] et Saint-Jean[viii]. Cette trilogie se trouve en fait à la frontière d’une approche nationale - elle reprend le format des monographies paroissiales ou locales - et d’une approche ethnique - elle isole le groupe minoritaire à l’intérieur des trois villes. Pensons aussi aux travaux sur Moncton, qui dominent le genre[ix], sans compter l’abondance des références spatiales dans la littérature acadienne[x].


Ces travaux ont en commun de faire abstraction de l’espace urbain comme espace de décision politique. La ville n’y est pas tant un espace construit et façonné qu’un simple contexte, un arrière-plan d’où se détachent, comme dans un univers parallèle, les lieux de l’acadianité. On y énumère la population et les institutions acadiennes, on cartographie leurs déplacements dans des espaces dont la forme est prise pour acquis.


La production de l’espace

Que l’on hisse le territoire au rang de projet national, soit par la colonisation ou par la pleine municipalisation, ou que l’on suive les déplacements d’une minorité ethnolinguistique dans un espace urbain plus ou moins hostile et étranger, la forme des espaces que nous habitons tend à être écartée de nos considérations.


Au terme d’un examen sommaire sur la place qu’a historiquement occupé le territoire dans la sphère publique en Acadie, je propose de réfléchir plus concrètement aux discours, aux idéologies et aux instruments qui donnent actuellement forme au territoire en Acadie[xi]. La forme de l’espace est de plus en plus prise en compte depuis le tournant spatial des sciences sociales dans les années 1970. On s’intéresse aux diverses manières dont l’espace construit agit sur les comportements et le bien-être[xii], et une littérature abondante analyse de façon critique les discours et les pratiques qui contribuent à façonner les espaces urbains et ruraux[xiii].

Cartes de zonage de Dieppe et de Moncton

Plus spécifiquement, je propose d’étudier deux objets qui ont, à ce jour, a été ignoré par les chercheurs en Acadie : les plans municipaux et le zonage. Pourtant le Nouveau-Brunswick fut la première province canadienne a se doter d’une loi sur la planification urbaine en 1912[xiv]. Ces documents condensent les idéologies relatives à l’espace et à ses usages. Ils sont les principaux instruments à partir desquels on ordonne le territoire. Il s’agit d’un vaste chantier à entreprendre, que j'entamerai plus spécifiquement par le biais de la région du Grand Moncton. Moncton est la capitale institutionnelle de l’Acadie et Dieppe est la « plus grande ville acadienne au monde ». Cette région a également en particulier de connaitre une croissance démographique forte depuis quelques décennies. Elle a donc eu à étendre son territoire. Sa morphologie a considérablement changé depuis les années 1960, témoignant de mutations profondes dans le rapport à l’espace urbain. Comment ces territoires, où habite le quart de la population acadienne de la province, sont-ils pensés, conçus, façonnés? Quelles idéologies et quels acteurs orientent la production de l’espace? Il y a là tout un chantier à entreprendre, au carrefour de l’étude des mouvements sociaux, de l’action publique et de la gouvernance, de l’histoire, de l’écologie.


À l’heure où le milieu associatif acadien fait de la pleine municipalisation un enjeu prioritaire, je soutiens qu’il est primordial de réfléchir de façon plus concrète que nous ne l’avons fait jusqu’ici aux manières dont ce pouvoir municipal est utilisé et aux espaces de vie que nous y créons. Bref, repenser l’Acadie dans le monde.

Notes

[i] Finn, Jean-Guy (2008). Bâtir des gouvernements locaux et des régions viables : plan d’action pour l’avenir de la gouvernance locale au Nouveau-Brunswick, Rapport du Commissaire sur la gouvernance locale. [ii] Martin, Geoffrey (2007). « Municipal reform in New Brunswick : minor tinkering in light of major problems », Revue d’études canadiennes, 41(1), pp. 91. [iii] Bourque, Denis et Chantal Richard (2014). Conventions nationales acadiennes, volume 1, Moncton, Institut d’études acadiennes, p. 110. [iv] Bourgeois, Daniel, et Yves Bourgeois (2005). « Territory, institutions and national identity: The case of Acadians in Greater Moncton, Canada », Urban Studies, vol. 42, no 7, p. 1123-1138. ; Bourgeois, Daniel, et Yves Bourgeois (2012). « Minority sub-state institutional completeness », International Review of Sociology, vol. 22, no 2, p. 293-304 ; Landry, Michelle (2007). « Le nouveau projet de communautés rurales au Nouveau-Brunswick : une occasion d’acquisition de pouvoirs et d’autonomie pour les Acadiens », Francophonies d’Amérique, no 23-24, p. 15-29. ; [v] Au contraire, l’urbanisation est longtemps présentées comme un problème et des efforts conséquents sont déployés pour la contrée. De nombreux discours lors des Conventions nationales en attestent. [vi] Allain, Greg et Maurice Basque (2003). Une présence qui s’affirme. La communauté acadienne et francophone de Fredericton, Nouveau-Brunswick, Moncton, Éditions de la Francophonie. [vii] Allain, Greg et Maurice Basque (2005). Du silence au réveil. La communauté acadienne et francophone de Miramichi, Miramichi, Centre communautaire Beausoleil. [viii] Allain, Greg et Maurice Basque (2001). De la survivance à l’effervescence : portrait historique et sociologique de la communauté acadienne et francophone de Saint-Jean, St-Jean, Association régionale de la Communauté francophone de Saint-Jean. [ix] Allain, Greg (2005). « La "nouvelle capitale acadienne" ? Les entrepreneurs acadiens et la croissance récente du Grand Moncton », Francophonies d’Amérique, (19), p. 19–43. ; Boudreau, Annette et Lise Dubois (2002). « Le français à Parkton : de la back yard au centre d’appel », Francophonies d’Amérique, (14), p. 29–36. ; Brun, Régis (1999). Les Acadiens à Moncton. Un siècle et demi de présence française au Coude. Moncton, À compte d’auteur. Cao, Huhua, Vincent Roy et Sylvain Lacombe (2004). « Dynamique de l’implantation des services de garde à l’enfance dans la région urbaine de Moncton, 1990-2001 », Revue de l’Université de Moncton, 35(2), p. 185–202. ; Poissant, Guylaine (2001). « Activités quotidiennes dans un quartier populaire francophone », Francophonies d’Amérique, (11), p. 135–150. [x] Wade, Mathieu (2019). « Régimes linguistiques et symboliques : les structures juridiques de la littérature acadienne », Francophonies d’Amérique, 48, pp. 61-86. [xi] Des études intéressantes ont été menées à Saint-Jean : Marquis, Greg (2009). « Régime or coalition? Power relations and the urban agenda in Saint John », Journal of Enterprising Communitites, 3(4), pp. 355-369 ; Marquis, Greg (2010). « Uneven renaissance : urban development in Saint-John, 1955-1976 », Journal of New Brunswick Studies, 1, pp. 91-112, ainsi qu’à Halifax : Grant, Jill, Robyn Holme et Aaron Pettman (2008). « Global theory and local practice in planning in Halifax : the seaport redevelopment », Planning Practice and Research, 23(4), pp. 517-532 ; Rutland, Ted (2012). “We are damaged” : planning and biopower in Halifax, Nova Scotia, 1880-2010, Thèse de doctorat, University of British Columbia ; Millward, Hugh (2002). « Peri-urban residential development in the Halifax region 1960-2000 : magnets, constraints, and planning policies », The Canadian geographer, 46(1), pp. 33-47. [xii] Jacobs, Jane (1961).The Death and Life of Great American Cities. Vintage ; Gelh, Jan (2011). Life between buildings : using public space, Washington, Island Press. [xiii] Harris, Richard et Peter Larkam (dir.) (1999). Changing suburbs : foundation, form and function, Londres, Routledge ; Taylor, Zack (2019). Shaping the metropolis : institutions and urbanization in the United States and Canada, Montreal, McGill-Queen’s University Press ; Bertaud, Alain (2018). Order without design : how markets shape cities, Cambridge, MIT Press ; Grant, Jill, Allan Walks et Howard Ramos (dir.) (2020). Changing neighborhoods. Social and spatial polarization in Canadian cities, Vancouver, UBC Press ; Hall, Eliza (2006). « Divide and sprawl, decline and fall : a comparative critique of euclidean zoning », University of Pittsburgh Law Review, 68, pp. 915-952. [xiv] Cooper, William et Tommy Jellinek (1980). « The evolution of community planning in New Brunswick: 1912-1980 », Revue de droit UNB, 29, pp. 173-182.

bottom of page