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Photo du rédacteurCorina Crainic

Visages de l'étranger chez Le Clézio, Bugul, Schwarz-Bart et Maillet (Corina Crainic)

Dernière mise à jour : 6 mars 2021

Visages de l’étranger. Du refus et de l’accueil dans Alma de Jean-Marie Gustave Le Clézio, Cendres et braises de Ken Bugul, Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart et Madame Perfecta d’Antonine Maillet


Étrange étranger. Un regard trop insistant. Des yeux qui ne savent pas soutenir la charge de l’inquiétude. Ou encore une peau d’une teinte jamais vue auparavant, qui ne permet pas de procéder à des classements susceptibles de rassurer, rappeler peut-être un monde connu, « civilisé » par les souvenirs, l’affection, les liens à une famille, des amis, des clans de toutes sortes. L’étranger suscite des questions, il angoisse même, déformant en quelque sorte le réel – plus précisément l’idée qu’il peut être possible de se faire du réel –, y insérant des manières de faire, dire, exprimer un refus ou une envie inconnue, et de ce fait parfois désagréable. Hors de l’univers familier, il devient alors le miroir sur lequel sont projetées diverses émotions, des relativement bienveillantes aux plus angoissantes, l’envie de lui faire violence ou même de le tuer n’étant pas exclue. Sa différence, inscrite sur son visage via le regard qui l’évalue, est forcément appelée à colorer son univers intime. La question se pose alors :

Y a-t-il des étrangers heureux? Le visage de l’étranger brûle le bonheur. D’abord, sa singularité saisit : ces yeux, ces lèvres, ces pommettes, cette peau pas comme les autres le distinguent et rappellent qu’il y a là quelqu’un. La différence de ce visage révèle en paroxysme ce que tout visage devrait dévoiler au regard attentif : l’inexistence de la banalité chez les humains. Pourtant, c’est le banal, précisément, qui constitue une communauté pour nos habitudes quotidiennes. Mais cette saisie, qui nous captive, des traits de l’étranger à la fois appelle et rejette : « Je suis au moins aussi singulier et donc je l’aime », se dit l’observateur; « or je préfère ma propre singularité et donc je le tue », peut-il conclure. Du coup de cœur au coup de poing, le visage de l’étranger force à manifester la manière secrète que nous avons d’envisager le monde, de nous dévisager tous, jusque dans les communautés les plus familiales, les plus closes[1].

L’acte de dévisager, a priori neutre, est chargé de définitions de l’altérité qui élèvent parfois, blessent aussi souvent. Alma de Le Clézio[2] met en scène la misère d’un homme, simple d’esprit semble-t-il de prime abord, vivant à l’écart de tout et de tous, faisant peur aux enfants mais pas seulement, la maladie contractée alors qu’il était très jeune devant apposer son sceau épouvantable sur son visage et infléchir ainsi le cours de sa vie. Défiguré par la syphilis, Dodo incarne un des aspects les plus importants et dévastateurs de l’histoire coloniale, la maladie qui dévore son corps et son esprit faisant écho à l’horreur inspirée par la différence. Son destin, étroitement lié à celle de sa famille désormais disparue, le condamne à parcourir dans un premier temps son ile natale, Maurice, et ensuite la France, où il rejoint maints autres déshérités. Les gens qu’il croise le traitent avec une compassion d’où l’horreur n’est pas évacuée et qui en appelle à des prières, des invocations à Dieu ou à des petits dons, auxquels ils consentent aussi grâce au français châtié et aux formules de politesse qu’emploie le clochard. Cela dit, la souffrance de Dodo est plus profonde et c’est peut-être cela qui le pousse à traverser Maurice, et Paris, et Nice, tout en énumérant les noms des ancêtres, ceux l’ont condamné, tout comme ils ont condamné ses parents et tant d’autres encore. Esseulé, isolé même, il tente de se tenir de ce qu’il conçoit comme le côté de la vie, là où les gens n’ont pas aussi peur les uns des autres et où les relations ne sont pas forcément teintées par la haine.

Cendres et braises[3], parcours d’une violence hors du commun, faisant écho à une déroute décrite dans Le baobab fou[4], exprime le désarroi d’une femme qui a perdu les repères de sa collectivité originelle. Délaissant son Sénégal natal, elle part vers la France, le Paris de la bourgeoisie plus précisément, accompagnant un homme dont elle sait peu de choses et qu’elle aime pourtant éperdument. Le faubourg Saint-Germain qu’elle découvre avec délectation, les petites boutiques huppées où elle fait ses courses et les salons de beauté hors de prix où elle se coiffe pour faire plaisir à celui qu’elle décrit comme « son » homme, ne parviennent pas à dissimuler la triste réalité. Celui pour qui elle a quitté famille et amis est en fait marié, alcoolique et violent. Leur relation, infernale s’il en est, oscille entre une passion destructrice et une haine décuplée par le racisme, dont l’amoureux transi ne fait pas l’économie. À cela s’ajoute ce qui peut être qualifié d’une misogynie profonde, qui l’autorise à imaginer des scénarios des plus violents :

Y. m’inquiétait de plus en plus. Il cherchait par tous les moyens à faire mal à sa femme. Il était allé jusqu’à me demander si je ne connaissais pas parmi mes compatriotes ou connaissances quelqu’un qui pourrait la défigurer. J’étais horrifiée. Je n’arrivais pas à comprendre l’attitude de cet homme si prévenant, si élégant, si gentil avec une femme. En même temps je me demandais quelle idée il se faisait de mes compatriotes et de mes connaissances[5].

Ce Français que Marie aime et apprécie, pour son raffinement et une certaine générosité entre autres choses, associe dans un même fantasme destructeur deux figures de l’Autre, en l’occurrence les étrangers devenus d’emblée voyous, sinon criminels, et son épouse qui ose s’insurger contre les choix qu’il fait.



Le roman de Simone Schwarz-Bart[6] décrit la vie de Télumée Miracle, son adolescence chez sa grand-mère, sa jeunesse bouleversante et sa vieillesse résignée. Deux des expériences les plus marquantes de son existence sont celles de la déshumanisation[7], auprès d’un compagnon qui la bat jusqu’à ce qu’elle perde tout contact avec la réalité mais aussi d’employeurs Békés, descendants de maîtres esclavagistes. Ce sont ces derniers qui provoquent le drame de son deuxième amoureux, auprès duquel elle a su trouver un certain apaisement. Enfin, ce sont eux aussi qui lui permettent de comprendre ce qu’il en est de son terrible destin, arrimé à leur version de l’acceptable et du mal, du valable et de l’insignifiant. Il s’agit de la famille Desaragne où elle occupe son premier emploi de bonne à tout faire et joue son triste rôle de souffre-douleur. Malmenée par l’absence des siens, travaillant sans arrêt pour satisfaire ses patrons, elle accuse les coups :

Cependant la Noël approchait, une grande activité régnait et c’était réception sur visite, à Belle-Feuille, et les dimanches allaient et venaient sans que je puisse prendre le chemin de Fond-Zombi. Mon rire s’élevait en notes plus aiguës, et les invités eux-mêmes s’en apercevaient, disaient à Mme Desaragne, tandis que je servais le punch :
– Vous avez l’art, ma cousine, de vous entourer de beaux objets… comment donc les dénichez-vous[8]?

Ce regard qui la dévalue au point de prétendre en faire un objet et non comme un être humain à part entière, susceptible de souffrir, se rebeller ou réclamer justice, est bien sûr démultiplié : « J’étais maintenant entourée d’yeux métalliques, perçants, lointains sous lesquels je n’existais pas[9] », explique-t-elle. Télumée n’est certes pas défigurée par une maladie semblable à celle de Dodo mais elle n’en est pas moins défaite de la dignité et de la compassion dont elle a tant besoin. Le regard de l’Autre, en l’occurrence de la Békée et des gens qui la côtoient, ne se « borne » pas à la défigurer : il la réduit à néant, de manière à ce qu’elle en éprouve le sentiment étrange et pour le moins déstabilisant de ne plus exister.

Madame Perfecta d’Antonine Maillet[10] fait ici figure d’exception et permet de saisir l’étranger d’une manière qui semble impossible dans Alma, Cendres et braises et Pluie et vent sur Télumée Miracle. Celui-ci subit en effet une certaine violence[11], mais il est également envisagé avec amitié, amour même, suscitant l’envie d’écouter attentivement, regarder longuement, tout apprendre d’une vie bouleversante et pourtant merveilleuse. Perfecta, femme de ménage chassée de l’Espagne par la guerre mais aussi par une souffrance infligée par des proches, enchante la narratrice, sa patronne et amie, Acadienne, Canadienne et Montréalaise d’adoption. Pourtant, la souffrance demeure, terrible, incontournable, se manifestant de manière diffuse et déterminante. Le visage de l’Espagnole que « mamozelle Tonine » ne cesse de scruter, cache la douleur des origines, qui l’a poussée à traverser l’océan depuis le pays natal et jusqu’à Montréal, son havre d’une paix toute relative : « La mort de l’Espagne mutilée. Le silence de l’Histoire avortée. Votre besoin de partir, Perfecta, fuir une terre maudite, attendre, attendre toute une vie si nécessaire que l’Espagne se revigore, que le pays renaisse de ses cendres[12] ». Le propos permet également de comprendre que l’être humain défiguré ou à défigurer cède ici la place au pays qui suinte la douleur et se défait sous les assauts de la guerre et de la cruauté. C’est d’un autre visage qu’il s’agit alors, de visages multiples en fait, ces facettes d’un univers qui se décompose, subissant une violence qu’il n’est possible d’imputer à nul autre que Soi, des parts de Soi dont il est difficile de parler, tant elles sont révélatrices. Tonine explique encore : « L’école de même était en ruine : celle où elle avait appris à lire, écrire, compter, réciter les rivières et les montagnes, les villes et les provinces, dessiner la carte de Castille et d’Aragon. La carte de l’Espagne. Son Espagne aux visages multiples[13] ». Perfecta essaye alors de lui redonner forme à sa manière, faire renaitre le pays natal en cette terre d’adoption québécoise.

 

Il n’est peut-être pas étonnant que la figure de l’étranger telle que décrite dans les œuvres littéraires analysées indigne. Elle suscite à l’évidence le mépris et provoque une violence qui s’exprime par les regards et les mots blessants mais aussi les coups qui déchirent, les visages, les corps et les émotions. Le Désir de l’Autre demeure pourtant, teinté parfois de générosité et plus souvent de pulsions destructrices. Kristeva écrit :

La rencontre équilibre l’errance. Croisement de deux altérités, elle accueille l’étranger sans le fixer, ouvrant l’hôte à son visiteur sans l’engager. Reconnaissance réciproque, la rencontre doit son bonheur au provisoire, et les conflits la déchireraient si elle devait se prolonger[14].

C’est bien ce qui surprend alors et motive la mise en parallèle de ces univers littéraires : les personnages tentent d’établir le contact, rencontrer l’Autre malgré tout ce qui les en sépare, malgré la souffrance ou, comme c’est le cas chez Y. et Madame Desaragne, la répulsion éprouvée à son égard. Il est possible de comprendre que l’Altérité, étroitement associée à la faiblesse et à l’indésirable, suscite peur et violence mais rend également compte de l’élan des personnages vers ceux qu’ils aiment malgré tout ou désirent du moins connaitre, et comprendre, un peu mieux.


Notes

[1] Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, [1988] 1991, p. 12. [2] Jean-Marie Gustave Le Clézio, Alma, Paris, Gallimard, 2017. [3] Ken Bugul, Cendres et braises, Paris, L’Harmattan, 1994. [4] Ken Bugul, Le baobab fou, Paris, Présence Africaine, [1994] 2009. [5] Cendres et braises, p. 99. [6] Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle, Paris, Seuil, 1972. [7] Suivies il est vrai d’un apprentissage tout particulier. [8] Ibid., p. 111. [9] Ibid., p. 94-95. [10] Antonine Maillet, Madame Perfecta, Ottawa, Leméac, 2001. [11] Et parfois une violence certaine, dont il sera également question, même si celle-ci n’occupe pas une place centrale dans le récit. [12] Madame Perfecta, p. 161. [13] Ibid., p. 143. [14] Étrangers à nous-mêmes, p. 120.



Bibliographie

  • Ken Bugul, Cendres et braises, Paris, L’Harmattan, 1994.

  • Ken Bugul, Le baobab fou, Paris, Présence Africaine, [1994] 2009.

  • Julia Kristeva., Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, [1988] 1991.

  • Jean-Marie Gustave Le Clézio, Alma, Paris, Gallimard, 2017.

  • Antonine Maillet, Madame Perfecta, Ottawa, Leméac, 2001.

  • Simone Schwarz-Bart, Pluie et vent sur Télumée Miracle, Paris, Seuil, 1972.

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